80 km/h : le recul irresponsable voulu par les sénateurs au nom des « territoires »

par Sylvain Rakotoarison (son site)  lundi 22 avril 2019


« Le déni de réalité est complet, personne n’est là pour expliquer que le nombre de tués sur une route dépend d’abord du trafic. » (Professeur Claude Got, Lettre au Président de la République, 20 janvier 2019).

 

Les sénateurs sont en général des parlementaires “sages”. Sages, parce qu’ils évitent souvent d’être dans le flux passionnel de l’actualité et des médias, et cherchent à prendre du recul qu’ont difficilement les députés en raison de leur élection beaucoup plus politisée que celle des sénateurs. Depuis 2002, les députés de la majorité sont élus dans la foulée de l’élection présidentielle et il y a peu de différence entre leur projet législatif et celui du Président de la République et du gouvernement. On l’a vu ainsi pour la commission d’enquête sur l’affaire Benalla où les sénateurs, ne faisant qu’appliquer les textes constitutionnels, ont signalé à la justice certaines infractions qu’ils ont observées, en dehors de toute pression, ou plutôt, malgré toute pression.

Il y a malheureusement un domaine où les sénateurs ont montré plus d’irresponsabilité que de sagesse, sans doute parce que le sujet des territoires et de la décentralisation est un sujet qui leur est cher. Pourtant, ce domaine n’a rien à voir avec la décentralisation, mais il a été vécu comme tel. Il s’agit de la sécurité routière, et plus particulièrement, de la réduction de la vitesse maximale autorisée à 80 kilomètres par heure sur les routes à une voie sans séparateur central.

Je le dis nettement : les sénateurs (de la majorité sénatoriale et les autres), ainsi que les députés, et plus généralement, la totalité des responsables politiques sont tous d’accord pour renforcer la sécurité routière et réduire la mortalité sur les routes. Personne ne peut les soupçonner de vouloir plus de morts. Et pourtant, l’amendement qu’ils ont adopté le 26 mars 2019 risque de faire augmenter la mortalité routière.

De quoi s’agit-il ? Le Ministre de l’Écologie François de Rugy a déposé, le 26 novembre 2018 au bureau du Sénat, son projet de loi d’orientation des mobilités. Notons que le gouvernement a eu la courtoisie de proposer ce texte d’abord aux sénateurs parce qu’il concernait les “territoires”. Par ailleurs, le gouvernement a engagé la procédure accélérée pour ce texte (cela signifie qu’il y aura moins de navettes).

Après une rectification du texte par le gouvernement, un examen en commission (commission de l’aménagement du territoire et du développement durable) et une discussion en séance publique au Sénat qui s’est étalée du 19 mars 2019 au 2 avril 2019, le projet de loi du gouvernement a été adopté par les sénateurs le 3 avril 2019 sous sa forme amendée en première lecture. Le texte va maintenant être examiné par les députés.

Ce texte n’a pas grand-chose à voir avec la sécurité routière, mais avec notamment le transport, les routes, les infrastructures, les territoires, etc. Si bien que les sénateurs Michel Raison, Jean-Pierre Corbisez, Jean-Luc Fichet et Michèle Vullien ont déposé un amendement, l’amendement 209, pour ajouter un article additionnel au texte après l’article 15.

Cet article vise à rajouter deux articles au chapitre unique du titre II de la troisième partie du code général des collectivités territoriales.

Un premier article après l’article L. 3221-4 : « Le président du conseil départemental peut, par arrêté motivé et après avis de la commission départementale de la sécurité routière, fixer pour tout ou partie des routes départementales une vitesse maximale autorisée supérieure à celle prévue par le code de la route. ».

Un second article après l’article L. 3221-5 : « Le représentant de l’État dans le département peut, par arrêté motivé et après avis de la commission départementale de la sécurité routière, fixer pour tout ou partie des routes nationales une vitesse maximale autorisée supérieure à celle prévue par le code de la route. ».

Avant ce texte, il était déjà possible, localement, de baisser la vitesse maximale autorisée dans les tronçons jugés dangereux par les élus locaux. En revanche, il n’était pas possible de l’augmenter.

Concrètement, d’un point de vue législatif, il y a de fortes chances que cet amendement soit retiré lors de la discussion à l’Assemblée Nationale puisque le gouvernement y est défavorable.

Concrètement, sur les routes, même si ce texte était conservé et maintenu lors de l’adoption finale du projet de loi, il y aurait aussi peu de chances que cela modifie beaucoup les choses. Pourquoi ? Parce que pour les routes nationales, le représentant de l’État, c’est-à-dire le préfet, est directement sous les ordres du gouvernement. Et pour les routes départementales, les plus nombreuses, le président du conseil départemental mettrait sa responsabilité directement en jeu si les routes sur lesquelles il aurait permis de rouler à 90 au lieu de 80 kilomètres par heure devenaient plus meurtrières, une responsabilité humaine tellement importante qu’il hésiterait certainement à prendre une telle décision. Car il faudrait alors la justifier auprès des familles des victimes.

Faut-il se scandaliser de l’adoption d’un tel amendement ? Oui et non. Non si l’on regarde sa faible efficacité prévisible. Oui si l’on considère que la philosophie et l’intention sont des éléments aussi importants que les réalités concrètes.

Je m’explique. Ici, vu la faible efficacité de l’amendement, son adoption qui sera contredite par les députés est un moyen, pour les sénateurs, de marquer leurs différences avec le gouvernement. Différence et avertissement. C’est le jeu parlementaire classique.

Il faut insister sur les réactions politiques à la mesure des 80 kilomètres par heure (décret n°2018-487 du 15 juin 2018). Par définition, une mesure efficace pour renforcer la sécurité routière est forcément impopulaire : l’obligation de ceinture, le permis à points, la mise en place d’un contrôle technique, l’installation de radars automatiques et la fin de l’impunité, etc. Toutes ces mesures ont été impopulaires. C’est normal : elles apportent une contrainte supplémentaire aux automobilistes, or, souvent, conduire une voiture est synonyme de liberté. Ce synonyme est vrai quand il n’y a pas de bouchon. Et surtout quand il n’y a pas d’accident. Mais la victime routière qui se retrouve dans un fauteuil roulant n’a plus beaucoup de liberté, et c’est beaucoup plus contraignant que le code de la route. Je ne parle pas des morts.

Or, en 2018, il s’est trouvé une mauvaise conjoncture politique : le gouvernement cherchant à marcher sur les platebandes politiques du centre droit, notamment sur le plan économique, social et budgétaire, l’opposition de centre droit s’est retrouvée sans argument à opposer à la majorité présidentielle. Si ce n’est, dès le début du quinquennat du Président Emmanuel Macron, une faiblesse : le côté napoléonien direct d’Emmanuel Macron laissait entendre qu’il voulait court-circuiter les territoires, les élus locaux, etc. Les réflexes très centralisateurs, très jacobins, du gouvernement ont d’ailleurs engendré une véritable révolte des maires.

En s’opposant aux 80 kilomètres par heure, l’opposition a réussi ainsi à faire un bon coup politique doublement : d’une part, elle caresse dans le sens du poil les automobilistes, c’est démagogique mais efficace électoralement, la crise des gilets jaunes a renforcé ensuite ce sentiment ; d’autre part, cela lui permettait de dire que les élus locaux n’avaient pas été consultés et qu’il fallait changer de méthodes. L’adoption de cet amendement est en quelques sortes l’aboutissement de ce type de réactions.

En effet, la justification de cet amendement le dit clairement : « Déplorant la méthode précipitée retenue par le gouvernement et le manque de concertation préalable à sa décision de limiter à 80 km/h la vitesse maximale autorisée, le groupe de travail recommandait d’appliquer la réduction de vitesse maximale autorisée de manière décentralisée afin de l’adapter aux réalités des territoires, c’est-à-dire sur les tronçons de route accidentogènes. ». Le groupe de travail est celui qui a sorti le 18 avril 2018 un rapport sénatorial bourré de contresens sur la sécurité routière et dont le but politicien n’est d’ailleurs plus à démontrer. Ce rapport n’est donc pas une référence en la matière. De plus, la méthode du gouvernement a été loin d’être “précipitée” puisque la mesure était déjà proposée dès novembre 2013 par les experts du Conseil national de la sécurité routière, reconnus pa la commaunaté scientifique.

L’exposé des motifs se poursuit ainsi : « Plutôt qu’une décision éloignée des réalités, il [le groupe de travail] proposait une mesure affinée, concertée, responsabilisant les acteurs et surtout, empreinte d’une forte acceptabilité sociale. Telle est également la demande de nombreux gestionnaires de voirie. ».

Dans la défense de son amendement, Michel Raison a expliqué le 26 mars 2019 : « On démultipliera les expérimentations. Certains seront frileux et resteront à 80 km/h, d’autres oseront le 90 km/h sur un certain nombre d’itinéraires. Nous sommes les représentants des élus des territoires, ils nous demandent cet assouplissement ; nous leur faisons confiance, ils ne feront pas n’importe quoi. ». L’emploi du mot “oser” quant des vies humaines sont en jeu donne une certaine idée du respect de celles-ci, avec lesquelles il ne s’agit pas de jouer. Ce n’est pas une question d’audace, mais une question de sécurité. Parlerait-on de la même manière avec les plans Vigipirate ?

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Sur le fond, je dois hélas exprimer mon incompréhension sur le manque de sérieux sinon l’irresponsabilité d’une telle mesure. Pourquoi ? Parce que la sécurité fait partie du rôle régalien de l’État et il ne viendrait à l’esprit de personne que l’État délègue cette prérogative à la centaine de conseils départementaux. Par exemple, interdire le glyphosate dans certains départements, l’autoriser dans d’autres. Ou encore, obliger la vaccination des enfants dans certains départements, ne pas l’obliger dans d’autres.

On voit bien qu’en mettant les “territoires” à toutes les sauces, on arrive à quelques incohérences structurelles. Pourquoi donc ne pas relever le seuil d’alcoolémie dans certains départements ? Ou autoriser la conduite sans ceinture dans certains départements ? Ou…

Parmi les sénateurs qui ont voté l’amendement, il y a peut-être des souverainistes, qui considèrent comme primordiale l’autorité de l’État. Pourquoi dans le cas très démagogique du code de la route, faudrait-il au contraire être départementaliste, régionaliste ?

Il y a de quoi s’inquiéter de la réaction assez molle du gouvernement face à ce type d’offensive. Dès les premières participations au grand débat du Président Emmanuel Macron, ce dernier avait laissé entendre quelques assouplissements, sans rien dire de concret : « Il faut ensemble qu’on trouve une manière plus intelligente de le mettre en œuvre. (…) Il n’y a pas de dogme. (…) Il faut faire quelque chose de mieux accepté et de plus intelligent. » (rappelé avec malice par le sénateur Michel Raison lors de la discussion de son amendement). Sur LCI le 29 mars 2019, la future ministre Amélie de Montchalin était également ambiguë sur le maintien du 80 kilomètres par heure, faisant du grand débat une sorte de grand arbitre de la sécurité routière.

Au Grand Palais le 8 avril 2019 pour restituer les contributions au grand débat, le Premier Ministre Édouard Philippe, pourtant le plus inflexible sur le sujet, semblait faire acte de contrition, en disant mollement : « Je voulais sauver des vies, on m’a accusé de vouloir remplir des caisses. ».

Le 26 mars 2019, l’amendement 209 a donc été adopté malgré l’avis défavorable du gouvernement, mais cette opposition gouvernementale a été exprimée très mollement. Ainsi, représentante du gouvernement, la Ministre déléguée aux Transports Élisabeth Borne a déclaré : « Le sujet est sensible, je le sais ; les élus ont exprimé des demandes, certains Français également durant le grand débat. Le Président de la République a fait des annonces. Le Premier Ministre également. Il sera procédé à une évaluation de la réduction de la vitesse à 80 km/h sur les routes bidirectionnelles. En attendant ses conclusions, ainsi que celles du grand débat, retrait. ».

Voici aussi un exemple qui montre que le Sénat fait fausse route en disant des “aberrations”. Le sénateur Gilbert Bouchet, en approuvant l’amendement, a déclaré en effet le même jour : « Un témoignage sur ces expérimentations. Il y en a eu une sur la N7 entre Tain-l’Hermitage et Valence. Résultat, plus d’accidents et de décès sur ce tronçon de 30 km. Je soutiens bien évidemment l’amendement de M. Raison : 80 km/h sur une ligne droite de 20 km, c’est une aberration ! ».

Eh oui, le sénateur a montré son incompétence en matière de sécurité routière. Des centaines d’études dans des dizaines de pays ont démontré que le passage de 90 à 80 km/h faisait gagner des vies… partout, sauf en France ? ou sauf dans la Drôme ? Je connais cette route pour y avoir souvent roulé (avant la réduction de vitesse) et je doute fort qu’une réduction de vitesse ait fait augmenter le nombre de morts, qu’il le prouve plutôt que jeter ainsi en pâture une phrase définitive.

Toutes les études, jamais démenties, ont démontré que la baisse de la vitesse moyenne de 1% faisait baisser le nombre de personnes tuées sur les routes de 4%. Il faut pour cela prendre en compte la vitesse moyenne qui peut être calculée avec les moyens d’observation actuels. Ce n’est donc pas la vitesse maximale autorisée, valeur purement théorique, qui compte, mais la vitesse moyenne réelle, en sachant que même si un certain nombre de personnes dépassent cette vitesse limite, globalement, la diminution d’une vitesse limite a pour conséquence la diminution de la vitesse moyenne, à condition d’avoir des moyens de verbaliser en cas d’infraction. C’est pourquoi j’insiste qu’il faut prendre en compte la vitesse moyenne, car vu le nombre de radars vandalisés (ce qui coûte 30 vies humaines par mois, honte à ceux qui ont détruit les radars !), il est possible que cette vitesse moyenne n’ait pas diminué, et dans ce cas, il serait normal qu’il n’y ait pas eu de conséquences sur la mortalité routière.

La réalité, c’est aussi que la connaissance de la sécurité routière est contre-intuitive. Ce n’est pas le bon sens qui doit guider les décideurs mais les études et les statistiques et la France peut être fière d’avoir beaucoup d’outils d’observation. Par exemple, on peut imaginer qu’en éclairant une rue, en mettant de la peinture pour séparer les deux sens, cela aboutirait à une meilleure sécurité pendant la nuit. Et pourtant, c’est le contraire qui se passe. Car quand l’automobiliste se sent en sécurité, il a tendance à prendre plus de vitesse.

Pour le 80 km/h, le sénateur Gilbert Bouchet a été flashé en flagrant délit d’ignorance des réalités de la sécurité routière. Car l’accidentologie est une science compliquée et elle n’est pas du simple bon sens. Justement, monsieur Bouchet, une route droite, parfaitement équipée, entretenue, est plus accidentogène qu’une petite route de montagne pourrie, non entretenue. Pourquoi ? Parce que la principale cause de la mortalité, ce n’est pas l’état matériel de la route, mais “les autres” : c’est en effet la densité de circulation qui est le paramètre clef. Or, cette route de Valence a un trafic très dense, c’est pour cela qu’elle est très dangereuse : seule, la réduction de vitesse peut réduire immédiatement le nombre de morts, car cela permet de réduire la distance de freinage, d’éviter les chocs ou d’en réduire les conséquences en termes de dissipation d’énergie. Si tous les présidents de conseils départementaux raisonnent comme Gilbert Bouchet, je doute que la sécurité routière y gagne…

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Aujourd’hui, le gouvernement se trouve confronté à un paradoxe. Il veut faire plaisir aux Français avec le grand débat, mais il veut aussi rester responsable. Les hésitations du pouvoir ou les réactions molles montrent hélas un déficit de conviction sur ce sujet si important qu’est la sécurité routière (qui est quinze à vingt fois plus important que le sujet du terrorisme si l’on compte en vies humaines).

Alors, face aux pressions de toutes sortes, le gouvernement doit être convaincu sur ce point parce que l’enjeu est essentiel : ce sont des centaines de vies humaines, des centaines de familles, des milliers de personnes impactées par cette mesure. Sans compter les aspects financiers des pertes (bien plus élevées que les éventuelles recettes des radars). Un recul serait irresponsable et, en reprenant la terminologie de Gilbert Bouchet, il serait “aberrant”.

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